Pierre Lapointe – D’amour et de mort.
Pour déjouer l’ennui est le troisième album de Pierre Lapointe en trois ans. Un album qu’il résume ainsi: “Totalement moi, mais différent“, un album doux où l’on retrouve à la réalisation l’ultra-talentueux Albin de la Simone. Et où le québécois parle d’amour et de mort.

On vous avait quitté avec le très rock Ton corps est déjà froid qui succédait au pop-arty La science du cœur et vous revoilà avec le très dépouillé Pour déjouer l’ennui. Qu’exprime l’éclectisme de ce que vous appelez une trilogie?
Au moment de l’écriture de ces albums, je n’allais pas très bien et j’ai décidé de travailler pour me réconcilier avec ma vie, vie que je trouve normalement très belle. J’ai mis des amis au défi en leur envoyant pleins de textes et en leur disant: “tu as 24h pour me mettre une musique sur ce texte-là!“. En deux mois, je me suis retrouvé avec énormément de chansons, suffisamment en tous les cas pour publier 3 albums. Je les ai séparées en 3 familles en fonction de ce que les chansons m’inspiraient, d’avec qui je les avais composées. Contrairement à PUNKT (2013), pensé comme un album qui devait étourdir les auditeurs à l’écoute, surchargé de musiques et de paroles, j’ai préféré séquencer, mais sans véritable réflexion en fait, car ces énergies-là, je les porte en moi. Au final, la création de cette trilogie a été une de mes périodes les plus agréables de ma vie. Je suis réconcilié avec elle.
Vous parlez des chansons de cet album comme des “berceuses pour enfants devenus grands“. Qu’ont-elles de la berceuse ces chansons?
C’est un album très doux en fait. Dans la berceuse, il y a l’idée de quelque chose de réconfortant même si mes chansons ont des thèmes assez graves. Avec Pour déjouer l’ennui, je veux envelopper les gens. Je me suis beaucoup inspiré du chanteur haïtien Manno Charlemagne, aujourd’hui décédé et l’égal d’un Maxime Le Forestier dans son pays. J’ai écouté des comptines et des berceuses créoles, de la musique brésilienne. Je me rendais compte que ces chansons des années 50, 80 ou écrites en 1800 sont intemporelles et cette idée-là m’obsédait: écrire des chansons qui ne vielleraient pas ou qui sont déjà tellement vieilles dans leur structure qu’elles ne peuvent pas vieillir plus (rires). Je reste cependant un homme de mon époque, connecté à tous les arts contemporains et quand bien même je me lancerais dans l’écriture de chansons intemporelles, celles-ci resteraient modernes et pop. La berceuse est une complainte qui ne prendra pas une ride, qui touchera toujours l’humain et l’universel.
L’album s’inspire aussi des grands classiques de la chanson. Quels seraient vos classiques?
Je pense beaucoup aux années 60 de Françoise Hardy, à Nino Ferrer … à ses chansons douces comme Le Sud et pas forcément à ses plus funky. Je pense aussi au chanteur québécois Claude Léveillé qui a écrit pour Edith Piaf. Emmène-moi au bout du monde ou Frédéric sont de grandes chansons. Avec Albin, au moment de la composition de cet album, certaines musiques et sonorités me rappelaient les chansons de Brigitte Bardot, de la France Gall des années 60.
L’amour est ultra-présent sur l’album. La mort également. Deux thèmes qui vous obsèdent, non?
Bah, c’est la base de tout ! Avouons que l’obsession de l’humain est sa propre finitude, particulièrement dans nos sociétés occidentales où la mort vient hanter les vivants jusque dans leur maison où rodent des hordes de fantômes. Tout un univers est occulté dans nos sociétés, je pense à la culture des Indiens d’Amérique, au peuple japonais, à la fête des morts au Mexique. Chez eux, les morts sont très présents et les vivants semblent vivre avec de manière bien plus sereine que nous. Moi, cela me fait rire, car je ne parle pas aux morts. Je ne suis pas ésotérique, mais ça me fascine cependant, car la mort est le sujet le plus incontestablement pop. Regardez le Christ : son histoire a été sur-récupérée dans l’histoire de la pop. Cette conscience de la mort, chez l’homme, fait qu’il se bouge pour réussir sa vie … ou pas car cette idée peut aussi paralyser. Je pense que cette conscience de l’éphémère fait que l’humain se doit aussi d’exister dans le regard de l’autre, d’être aimé par lui. L’amour est donc lié à la mort, non? Le reste est tellement éphémère: l’argent, le succès, la beauté …
Vous parlez de succès, d‘argent. Récemment, vous vous êtes exprimé, à l’occasion d’une remise de prix, sur la rémunération des artistes via le streaming. Une prise de parole très grinçante qui a fait beaucoup parler de vous. Vous aimez les coups de gueule?
Pas nécessairement, mais je suis très au fait de ce qui se passe dans l’industrie du disque. Lors de la parution de La science du cœur, en 2017, j’étais le seul artiste francophone canadien à être N°1 au billboard de mon pays avec en face The Weekend, Shania Twain, Arcade Fire ou encore Drake. Pourtant, les chiffres de ventes étaient dérisoires. J’ai connu l’époque où je vendais 200 000 albums au Québec et là si je fais 20 000 avec Pour déjouer l’ennui ce serait extraordinaire alors que je suis en vu comme jamais je ne l’ai été. Quand j’ai vu les chiffres de ventes, ce que me reversaient les plateformes de streaming sur l’écoute de mes titres, la paresse du gouvernement sur cette question, j’ai décidé de m’exprimer. Cela fait deux ans que j’alerte, mais en vain, donc à l’occasion de l’équivalent de vos Victoires de la Musique, j’ai saisi le micro et ai dit ce que je pensais. Encore aujourd’hui mon intervention fait des vagues dans mon pays. Je n’ai pas peur de parler même si c’est épuisant. Je nargue l’ennui, la paresse, tout ce qui me fait chier. Je suis artiste, car dans la vie, l’humain est parfois décevant. Je tente de contrer tout cela, par souci de mouvement, même si cela ne changera pas grand chose.
Vous dîtes d’ailleurs avoir la maladie de l’ennui… Vous vous soignez?
En fait je fais vite le tour de la question. Je comprends vite, j’écris rapidement, je suis rapide. À partir du moment où je comprends, je passe à autre chose. Et puis je tergiverse rarement. Je suis du genre fonceur. Du coup, quand je suis dans une période où je ne suis pas occupé, je trouve la vie tellement plate. Avec les années, j’ai appris à dompter cet ennui pour en faire quelque chose de beau. Quand je ne crée pas, je me concentre sur ma famille, mes amis. Pour déjouer l’ennui est une phrase du chanteur ultra-talentueux Hubert Lenoir et son frère. Ils formaient le groupe The Seasons. J’aime cette phrase tout comme le mot-valise ennui: l’ennui comme tracas de la vie, l’ennui pour le manque, pour la non-activité …
À la réalisation de cet album, se trouve Albin de la Simone, qui compose aussi 3 chansons. Comment s’est déroulée votre collaboration?
Ca fait longtemps que je connais Albin. Depuis 2002. Je peux le dire, car tout le monde le sait, mais il était en amour avec Jeanne Cherhal. J’étais très proche d’elle à l’époque, elle me parlait tout le temps d’Albin. Cela a donné naissance à une amitié. Il fait partie de la vie des musiciens québécois, car il s’est très vite intégré dans cette grande famille. Il connaît bien Ariane Moffat. C’est une amitié naturelle. Quand la trilogie s’est dessinée, je suis allé le voir, lui ai fait écouter Manno Charlemagne et lui ai dit qu’il serait l’artiste le plus à même d’amener mes textes à leur expression la plus respectueuse, la plus belle. J’ai écrit dans le livret que c’était aussi une façon de laisser une trace de notre belle amitié, de l’admiration que j’ai pour lui.
Autre nom de la scène française présent sur votre album: Clara Luciani qui chante avec vous un magnifique duo Qu’est-ce qu’on y peut? Une vieille amie, elle aussi?
En fait, j’ai très tôt entendu son EP Monstres d’amour. Le vidéo-clip n’était pas accessible au Québec à l’époque. Ça m’a frustré, car je ne voyais que des photos d’elle et je la trouvais tellement belle, d’une beauté surnaturelle. Je me demandais si elle était à l’origine des textes, de la musique. Son talent me laissait totalement incrédule. À l’écoute de l’EP, je me suis dit “ça y est, Dieu existe“ … étonnant pour moi qui ne suis pas croyant. J’ai voulu la rencontrer et elle a tout de suite accepté. Nous nous sommes vus à l’hôtel Grand Amour à Paris. Le gros cliché! On a parlé et ri tout de suite. Ce genre de rires de connivence que j’avais enfant avec ma cousine. J’ai senti une personne dotée d’une assurance extraordinaire et d’une belle autodérision. Dans son appartement, nous avons travaillé la chanson, sans vraiment en discuter au préalable. On voulait juste écrire et rire. Elle est venue aux Francofolies de Montréal, occasion pour enregistrer le titre. C’est mon premier vrai duo et je pense que c’est une des chansons les plus en phase avec son histoire, celle d’une rencontre humaine et artistique parfaite.
Il n’y a qu’une date unique en France pour la tournée Pour déjouer l’ennui – le 30 mars aux Folies Bergères. Allez-vous utiliser votre récente expérience de scénographe au Cirque du Soleil pour ce concert?
Oh là non… pour cette tournée c’est la musique, seule, qui sera mise en avant. J’ai déjà tenté l’avant-garde notamment pour la tournée La Science du Cœur en mixant musique classique, contemporaine et pop, le tout baigné dans la lumière d’une structure lumineuse. Là ce sera beaucoup plus épuré, sans piano, mais avec beaucoup de guitares. Les albums Paris tristesse, La science du cœur seront présents, relus à la sauce Pour déjouer l’ennui. Je veux que l’émotion soit vive, sincère comme ce moment qui m’a tant plu dans la tournée du PUNKT où je chantais tout proche du public, accompagné par mes guitaristes. À la manière d’un tour de chant de marins. Je veux retrouver cette émotion dépouillée qui m’a tant ravie.
Propos recueillis par Cédric Chaory
Pour déjouer l’ennui – Pierre Lapointe (Audiogram)